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LADY BLUES OU LA VIE PLEINE DE BLEUS

   L'aube est déjà en deuil ce 17 juillet 1959, Billie Holiday, l'une des plus grandes stars du jazz, gît en piteux état sur son lit d'hôpital de Harlem.

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La peau sur les os, respirant à peine, quasiment dans le coma, elle est en train de payer trente années de de drogue avec tout le bastringue qui va avec ;  cirrhose, insuffisance rénale et, maintenant, une congestion cérébrale. Cette fois, elle est vraiment foutue. Il y a deux jours, elle a reçu les derniers sacrements, la mort va débarquer. On l'avait prévenue en début d'année que sa cirrhose avait bien progressé et qu'il fallait qu'elle arrête le tabac, l'alcool, et surtout la drogue..., mais rien n'y a fait. Voilà un mois et demi qu'elle est bouclée dans cette piaule d'hôpital, entre conscience et inconscience.

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Le pire, c'est qu'elle s'y est fait livrer de la came et que les flics l'ont chopée. Non seulement elle agonise, mais elle est, en plus, en état d'arrestation, bref, la totale. Si par miracle elle ne crève pas à l'hôpital, elle devra filer directement en taule. Pas question, elle a déjà trop goûté aux geôles ! Hélas, à 3 heures 10 du matin, Billie arrête de respirer. Elle a seulement 44 ans, sa vie entière n'aura été qu'un enchaînement de malheurs. Mais là-haut ou ailleurs son fidèle ami le Prés l'attendra et ensemble pour les anges déchus ils la rejoueront !

 

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Baltimore, la rue de Billie 

Dès sa naissance en 1915 à Baltimore, c'est mal barré. Sa mère Sadie Fagan, 19 ans mais certainement quelques années de moins, est loin d'être stable et son père, Clarence Holiday, un musicien de 17 ans toujours sur les routes, n'a pas le temps de s'encombrer d'un lardon. Billie Holiday s'appelle alors Eleonora Fagan. Son enfance est mouvementée, ambiance "ghetto". Elle est souvent livrée à elle-même, sa mère est trop prise par ses petits boulots chez les Blancs ou à se prostituer pour s'occuper de la môme.

La petite ne fait que des conneries, oublie vite l'école, vole régulièrement, se retrouve en maison de correction et à dix ans, pour en ajouter à son bonheur, elle est violée par un voisin, une nuit alors que sa mère est encore dehors à bourlinguer avec on ne sait quels mecs pas clean.

 

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 Eleonora à l'âge de deux ans.

Du coup, l'administration place Eleonora dans une famille d'accueil. Enfin une lueur de chance : celle-ci habite la ville qui est aussi celle du jazz, ce qui va lui donner le goût pour la musique. Trois années de bonheur pas relatif du tout, la gamine est obligée de faire le ménage pour payer son écot. Elle a tout le temps envie de chanter, et Dieu sait qu'elle est douée.

Brutalement a 13 ans, sa mère Sadie la reprend avec elle pour l'emmener à New York refaire leur vie. Et quelle nouvelle vie ! Leur demeure n'est autre qu'un bordel ! Les passes, les mecs, la violence, les problèmes avec la justice deviennent le quotidien de l'adolescente. Merci, maman.

 

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En pleine prohibition, la belle découvre les joies des boîtes clandestines d'Harlem où elle s'enivre de jazz, mais aussi de whisky, sans parler des pétards. Défoncée ou pas, elle joue de sa voix comme d'un véritable instrument, elle chante la musique sans jamais l'avoir apprise, c'est un génie.

 

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Louis Armstrong, Bessie Smith et Billie Dove

 

Ses idoles : Louis Armstrong et Bessie Smith, qu'elle imite à merveille. À 15 ans, elle choisit son nom de scène : Billie, comme Billie Dove, une actrice dont elle est fan depuis toujours, mais aussi parce que son père, les rares fois où il la voyait, s'amusait du garçon manqué qu'elle était en la surnommant "Bill". Elle emprunte le nom de son père, Holiday, car celui-ci commence à être connu à New York en tant que musicien, et cela peut servir.

 

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Hier… et toujours aujourd'hui

 

Entre deux passes, la jeune Billie Holiday se met à chanter dans les clubs, à vivre de ses pourboires. En 1933, à l'âge de 18 ans, elle est repérée par un producteur de la Columbia qui lui ouvre les portes du studio tellement sa voix est unique ! Ensuite, tout s'enchaîne, elle enregistre avec le clarinettiste surdoué Benny Goodman, rien que ça. L'année suivante, elle se produit au mythique Apollo Theater. La sauce commence à prendre. Elle chante accompagnée des plus grands, Coleman Hawkins, Duke Ellington, Miles Davis, Lester Young.

 

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Billie Holliday et Coleman Hawkins

 

C'est en ce dernier, qu'elle trouve un frère. Il la surnomme "Lady Day", elle l'appelle "President", ou "Prez", c'est plus court. Le duo de choc enregistre plus de 50 morceaux ! La vingtaine tout juste, elle a déjà une tonne de standards dans son sac : What a Little Moonlight Can Do, Miss Brown to You, It's Like Reaching for the Moon, I Cried for You, Billie's Blues, I'll Get By et bien d'autres, sans parler en 1939 de Strange Fruit, une chanson mythique contre le lynchage qui fait aussi référence à un texte de Banville, Le verger du roi Louis.

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles, du sang aux racines,
Un corps noir se balançant dans la brise du Sud,
Etrange fruit pendant aux peupliers.

Scène pastorale du « vaillant Sud »,
Les yeux exorbités et la bouche tordue,
Parfum du magnolia doux et frais,
Puis la soudaine odeur de chair brûlée.

Fruit à déchiqueter pour les corbeaux,
Pour la pluie à récolter, pour le vent à assécher,
Pour le soleil à mûrir, pour les arbres à perdre,
Etrange et amère récolte.

… et pour l'entendre :http://youtu.be/h4ZyuULy9zs

Elle devient ainsi avec l'interprétation très particulière qu'elle fait de cette chanson l'une des vedettes incontournables du jazz. Une belle revanche ?

Pas vraiment. Avec la gloire, l'argent, la débauche, les soirées de dérive, son quotidien devient galère. Elle passe de mec en mec, chaque fois ce sont de vrais "macs", qui la soumettent, l'escroquent, la cognent, mais, pour elle, c'est presque normal. Alors qu'elle est au sommet de la gloire, la première artiste noire à monter sur la scène du Metropolitan Opera, après avoir signé un contrat inespéré avec un label, et alors qu'elle a enfin une chance de prendre sa revanche sur le passé, Lady Day, 21 ans, est initiée à l'opium et à l'héroïne ! Bientôt, c'est la défonce en permanence.

 

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Les risques du métier... Malgré tout, elle assure sur scène, ses disques se vendent comme des petits pains. Mais ses royalties disparaissent dans la dope et dans les poches de ses ordures de mecs mais aussi de relations sulfureuses féminines. En 1947, elle se retrouve même en prison pour possession de stupéfiants. La voilà derrière les barreaux pour un an et un jour. Un an sans un shoot, sans une note, ça lui fera les pieds.

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Billie et Louis Armstrong

 Dix jours après sa sortie de prison, son public ne l'a pas abandonnée, elle triomphe au Carnegie Hall qui affiche complet. Pour une fois, elle est clean et ses longs gants blancs ne sont pas là pour cacher les traces d'injection sur ses bras, sa robe noire est splendide, ses éternels gardénias accrochés dans les cheveux, elle sort sa plus belle voix et c'est un triomphe. Est-elle enfin tirée d'affaire ? Elle replonge aussi sec dans l'héroïne et n'assure bientôt plus une cacahuète.

 

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En 1951, elle remonte un peu la pente avec Louis McKay, qui l'aide à relancer sa carrière. Elle sort le disque Billie Holiday Sings, qui est un succès.

 

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Billie Holiday et Ella Fitgerald

 

Trois ans plus tard en 1954, elle réalise son vieux rêve d'une tournée en Europe, dont elle revient enchantée pour mieux replonger. Ce fut la salle Pleyel à Paris et des clubs plus intimistes comme les Trois Mailletz. Retour à New York ou en 1956, Billie est de nouveau arrêtée avec de la drogue. Elle s'en tire en épousant Louis McKay, avec qui elle avait pourtant rompu, pour éviter qu'ils n'aient à témoigner l'un contre l'autre au procès.

 

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Billie et McKay

 

Sa santé se dégrade vitesse grand V. Sa deuxième tournée européenne de 1958 est un carnage ! Françoise Sagan écrit : "C'était Billie Holiday et ce n'était pas elle, elle avait maigri, elle avait vieilli, sur ses bras se rapprochaient les traces de piqûres. [...] Elle chantait les yeux baissés, elle sautait un couplet. Elle se tenait au piano comme à un bastingage par une mer démontée. Les gens qui étaient là [...] l'applaudirent fréquemment, ce qui lui fit jeter vers eux un regard à la fois ironique et apitoyé, un regard féroce en fait à son propre égard."

 

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Billie à l'aéroport d'Orly en 1958

Début 1959, elle apprend que sa cirrhose est bien avancée, tente d'arrêter de boire, en vain. Le gin coule à flots. Ses amis la supplient de se faire hospitaliser, elle n'est plus qu'un cadavre ambulant, elle refuse. La mort de son ami de toujours Lester Young, en mars, ne va en rien arranger son état. "La prochaine, c'est moi" dit-elle. Elle s'effondre chez elle le 30 mai 1959, méconnaissable. Star ou pas star, elle est balancée comme une vieille chaussette au Metropolitan Hospital de Harlem, c'est là qu'atterrissent les Noirs et les camés.

 

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Billie adorait les chiens, ses plus fidèles amis. Les gants blancs pour cacher les piquouses.

 

En plus de sa cirrhose, on lui découvre une insuffisance rénale et un souci au coeur. À l'hosto, plus de drogue !  Mais même sur un lit d'hôpital, elle trouve le moyen de se procurer de l'héro, de la vraie. Pour dégotter du fric, elle s'adresse à son ami le peu scrupuleux auteur de sa fausse bio William Dufty, chaque jour à son chevet. Ce journaliste, fan de la diva, avait rassemblé trois ans auparavant toutes ses vieilles interviews pour en faire son autobiographie Lady Sings the Blues, une version bien édulcorée de sa vie, bourrée de mensonges. Dufty a l'idée de vendre un article à Confidential, "J'avais besoin d'héroïne pour vivre", pour obtenir du cash et fournir sa dose à sa déesse. Le 11 juin, stupeur, quand une infirmière découvre un sachet de blanche dans la boîte à mouchoirs de la star. Elle revient illico encadrée de deux flics, c'est reparti pour Billie. Sa chambre est perquisitionnée, son téléphone coupé, on lui confisque ses romans, son électrophone, ses disques, elle est en état d'arrestation ! Dès la fin de sa convalescence, elle aura affaire à la justice ! Encore ! Et c'est presque couru d'avance, elle retournera en prison.

 

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Le 10 juillet, alors que son état commençait à s'améliorer un peu, subitement, c'est la dégradation, et à vitesse grand V. McKay refait bizarrement surface, leur divorce n'a pas encore été prononcé, il est son seul héritier et fait tout pour s'assurer les droits de la future défunte. Le 15, on fait appeler un prêtre pour les derniers sacrements, le 17 c'en est fini pour elle. Certains prétendent qu'elle s'est laissée mourir pour ne pas retourner en prison. McKay compte ce qu'elle lui transmet en héritage : 1 345 dollars, et c'est tout ! Mais il s'est assuré tous ses droits : il empoche 100 000 dollars de royalties en seulement six mois. C'est dire ce que Billie a pu gagner ces dernières années, et combien elle a laissé à ses dealers et amants. Le 21 juillet 1959 à la cathédrale St. Paul, trois mille personnes se bousculent jusque dans Columbus Avenue.

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Elle est enterrée au cimetière St. Raymond, dans le Bronx, dans la même tombe que sa mère. Louis McKay fait déplacer son cercueil dans une tombe séparée en 1960 sur laquelle il fait graver un message d'amour, "À ma femme bien-aimée". Quel culot ! Dans les années soixante-dix, la chanteuse Diana Ross joue son personnage dans Lady Sings the Blues, l'adaptation au cinéma de son autobiographie.

J'adore sa voix sucrée de petite fille blessée qui vous susurre des cauchemars mais aussi de l'amour. Son timbre un peu traînant mais à la parfaite diction possède un vibrato discret associé à un décalage créant un swing qui lui est propre. C'est la première à jouer de sa voix qui n'a pas la puissance de celle d'Ella ou de Bessie. Un autre atout et des pas moindre c'est d'avoir chanté très jeune avec les plus grands musiciens du siècle. Mais avec tous ces excès, sa voix va en pâtir et on le ressent dans les derniers enregistrements. Merci à Lady Day pour la magie de l'entendre sans cesse renouvelé.

 

 


27/01/2014
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