ICI, LÀ ET AILLEURS

Je suis mimi et de mémoire de souris on n'avait pas vu depuis belle lurette un tel chamboulement, pensez donc, le château pratiquement abandonné est en train de revivre de ses cendres grâce à un chanteur d'opéra c'est ce qui se dit dans les cuisines rénovées pour l'occasion car le chanteur aime aussi la bonne chaire en plus de ses collections !

Il faut vous rappeler que nous sommes en 1896 et avec toute ma famille nous avions élu domicile depuis belle lurette dans cette fameuse cuisine abandonnée mais qui dans ses recoins conservait pour nos petits appétits quelques miettes. Pensez donc la gouvernante de monsieur Mouliérat, Emilie règne en maîtresse sur le château, et la cuisine depuis n'est plus notre repaire, il a fallut vite déguerpir ni vues ni connues avec tous nos bagages dans une salle des appartements rénovés. 

Depuis des générations nous habitons Castelnau et cela sans mentir remonte au 12e siècle, lorsqu'un  baron du nom de Castelnau fait construire une forteresse qui a fière allure avec ses remparts et sa tour militaire pour s'abriter et protéger sa famille et son village. Lui, le baron, il était pas souvent au logis, c'est ce que mes aïeules m'ont raconté, il était souvent à guerroyer par monts et par vaux ou aller chasser les infidèles dans les contrées lointaines.

Le château, tout au long des siècles suivants est agrandit, remanié car une place forte de cette envergure il faut la conserver et l'entretenir. Ma famille n'a jamais eu à se plaindre, elle a toujours  pu manger à sa faim malgré la cohorte de chats qui glissait doucement d'une pièce à l'autre pour nous effrayer et souvent nous attraper pour leur casse-croûte ! Je vais vous en dire un peu plus, c'est une de mes grand-tantes lectrice et grande mangeuse d'encyclopédies qui me l'a raconté ! Au début de l'histoire, Castelnau est une place stratégique dans la région, construit sur un éperon rocheux il domine la plaine et sera sans cesse agrandi et fortifié car pratiquement imprenable derrière ses immenses murailles.

Il est équipé du meilleur en la matière avec des salles de tir, un large fossé et des courtines à profusion sans oublier les chemins de ronde où nous pouvions prendre l'air sans se faire prendre.

Six tours presque rondes, trois bastions et pour entrer faut montrer plus que patte blanche, une porte charretière équipée d'une herse et d'un assomoir* au cas où les indésirables n'auraient pas compris ! Une vaste cour triangulaire, mais avec nos petites pattes nous avons beaucoup de mal à y trottiner à l'aise, à une extrémité la tour d'artillerie, un donjon, pièce essentielle de 30 mètres de haut. On y accède par deux portes, l'une, surélevée en arc brisé, la deuxième, indépendante se trouve au deuxième étage desservant une galerie en bois dont on voit encore les trous de boulins*.

 
Les anciens fossés et une vue depuis le bureau de Mouliérat sur la campagne.

Je me demande comment mes aïeules arrivaient à grimper aussi haut ! Ce donjon servait uniquement de défense et vraiment sans confort, pas de salle de bain quant aux toilettes c'est même pas la peine de les imaginer, moi je ne sais pas ce que cela veut dire, faut demander à ma grand-mère l'érudite ! 

Il est toujours debout malgré les remaniements apportés au 17e siècle un peu comme un témoignage de la puissance du seigneur. À côté, la tour-résidence, un magnifique logis en pierre ferrugineuse, on la trouve un peu partout dans le coin, Collonges, Curemonte, elle est rectangulaire et possède 5 étages.

 Au premier étage, de très belles baies aux élégantes colonnettes dispensent la lumière dans l'aula*, c'est dans cette salle qu'eurent lieu les séances des États du Quercy, c'est ma grand-tante qui me l'à dit, notre arrière, arrière-grand-mère à même grignoté la robe d'un des leurs. Juste après se trouvent les logis du seigneur et de sa famille. Le premier date du 14e siècle il est accolé au châtelet d'entrée juste derrière le pont-levis.

Déjà nous y vivions bien au chaud dans quelques trous du plancher ou dans les coffres, blotties dans les robes d'Hermengarde l'épouse du baron. Plus tard au 15e siècle, les seigneurs et leurs dames rechercheront davantage d'espace pour vivre en construisant deux autres bâtiments avec chemins de ronde couverts pour que la garde soit plus confortable et nous, du coup, plus d'espaces pour trottiner et aller tranquillement sans se faire remarquer.

 
La chapelle et un vitrail.
 

La chapelle entre les logis est construite au 14e siècle. Les clés de voûte sont évidemment aux armes de Castelneau. Ma famille aimait m'a-t-on dit beaucoup cet endroit, calme et plein de petites choses à grignoter et surtout notre ennemi n'avait pas le droit d'entrée ! Plus tard, monsieur Mouliérat remplaça la porte d'origine par une baie pure style gothique venant de Carennac pas très loin, on s'est posé beaucoup de questions, spoliation des biens religieux ? Le décor peint à bel et bien disparu mais par contre le mobilier gothique à traverser allègrement les siècles.
Au fond de la grande cour on peut voir le balcon d'honneur où aboutissait une grande galerie de bois du 17e siècle construits lors des travaux de transformation.

Ma famille a vu défiler tous les proprios depuis le premier. On démarre avec les Casteleau, puis les Castelneau-Clermont, ensuite c'est au tour des Casteleau-Caylus de prendre possession des lieux. C'est par les dots des épouses que les seigneuries et les terres s'ajoutent et grossissent ainsi le pactole de peur qu'il ne parte ailleurs. Le dernier rejeton des Castelneau-Caylus épouse une Antoinette Guilhem de Clermont-Lodève et récupère ainsi les biens de la belle. Plus tard, en 1530, un autre garçon épouse une descendante de La Tour d'Auvergne, puis on recommence ainsi jusqu'en 1608 ou la baronnie passe dans la branche Castelneau-Clermont.

  
Actuellement dans la salle à manger le magnifique retable de saint Barthélémy rénové. Détail d'un vitrail.

Ma sœur l'érudite dit que c'est le fils Alexandre qui va entreprendre de grandes transformations pour rendre le logis plus agréable à vivre et du coup nous les souris nous sommes très heureuses, pensez donc de grandes baies sur l'extérieur et une rénovation complète pour une vie moins guerrière, le château ne correspondant plus aux critères de place forte selon Richelieu et devient une habitation au vrai sens du terme. On y vit à demeure, on reçoit, on fait des fêtes somptueuses, on organise de grandes chasses pour le plaisir et celui des voisins amis.

En 1715 le dernier propriétaire meurt sans rejeton et le château est désormais propriété de la veuve Jeanne-Thérèse d'Albert de Luynes qui va s'empresser de bazarder les bijoux de famille mais pas tout à fait folle, légue la baronnie à son frère. Arrive les affres de la révolution, le frangin est contraint de démolir certains bâtiments et de combler les fossés.

Plus tard, ce sera même le conseil général du Lot qui demandera la destruction publique des actes prouvant les droits féodaux du château,allez savoir pourquoi !
En 1830, le frérot en a ras le bol de tous ces tracasseries et vend les terres de Castelneau à un avocat lequel s'empressera à son tour  de céder le château à un descendant d'un des fermiers généraux. Puis des bruits courent que le château va être détruit, on dit que l'on vendra les pierres, on dit aussi beaucoup d'autres choses pas très nettes. Nous sommes consternés, nous sommes depuis si longtemps dans les lieux que hors des murs on ne saurait ou aller !

 
Le buste de Mouliérat et une photo dans le rôle de Werter.
 

Le préfet en prend connaissance et en fait part à ses supérieurs.On est en 1844, on s'inquiète dans les hautes sphères du devenir du château et un inspecteur délégué sur place ne peut que constater le délabrement de l'édifice mais juge qu'il peut être classé aux Monuments historiques. Deux ans plus tard, Prosper Mérimée se déplace en personne et hélas ne peut qu'affirmer que les conclusions émises précédemment s'avèrent exactes mais qu'il doit être classé et rénové.

Le ministre de l'Intérieur approuve à moitié et demande une étude, un architecte établit un devis et c'est une somme colossale pour l'époque que l'état va devoir débourser. Le préfet, propose alors à moindre frais de le transformer en dépôt de mendicité pour tous les gueux de la région pour régler la solution ! La réponse sera qu'un terrible incendie détruira une grande partie de l'édifice.

Cartes postales du début du 20e siècle.

Le château a perdu de son lustre et de son panache, les murs s'écroulent et les proprios se succèdent sans entreprendre une seule réparation, mais de sa terrasse la vue toujours aussi époustouflante sur toute la vallée de la Dordogne !. Enfin, le dernier, Gustave Deldon de Pradelle qui l'a acheté pour 10 000 francs demande à l'état une subvention pour la restauration des toitures. Manque de bol l'aide lui est refusée. Furieux, il le vend en l'état au chanteur de l'Opéra comique Jean Mouliérat enfant du pays, qui le lorgnait depuis belle lurette et qui en était tombé sous le charme.

 
Hier… La salle des Etats du Quercy transformée en chambre à coucher par Mouliérat.
 

Mouliérat va pas traîner, Il le fait restaurer merveilleusement bien en refaisant à l'identique le décor de plusieurs salles, en les décorants de sa collection importante de meubles et objets d'art  mélangeant allègrement le gothique au néo gothique tellement en vogue à son époque, un peu et même beaucoup comme des décors d'opéras dont il était tellement familier. Il fait même installer dans le parc des sculptures de diverses provenances, il paraît que leur origine est un peu douteuse comme on dirait ! Nous, nous sommes aux anges, la nourriture y est abondante, peu de matous dans les environs et nous pouvons la nuit faire des sarabandes du tonnerre dans toutes ses belles pièces.

  
… Aujourd'hui.

Une très belle salle ou il a réunit de très beaux étains. Une salle à manger qui attend ses invités, dans le salon Louis XIV des portraits en veux-tu en-voilà du proprio dans des scènes d'opéra  et une chambre digne d'un baron dans l'ancienne salles des Etats du Quercy. Mouliérat donne de somptueuses fêtes en invitant le tout-Paris de l'époque avec Rodin, Colette, le peintre symboliste Henri Martin et bien d'autres… Vous devez connaître certainement ! 

   
La salle à manger. A table la soupe est servie !

J'espère pour nos générations futures qu'elles serons toujours heureuses dans ce château qui fait un peu partie de notre famille de souris. Merci monsieur Mouliérat pour le bonheur que vous nous donnez ! dites quand même à  Emilie qu'elle ne donne pas trop dans le balai !
Jean Mouliérat en fit don à l'État quelques jours avant sa mort en 1932.
Nous avons été très attristé mais je pense que ma famille continuera à y vivre des jours peinards pour encore des générations de souris.

Le château est classé Monument historique, et tous les étés dans son cadre admirable il accueille un festival d'art lyrique mondialement connu. A chaque visite, l'émerveillement est toujours le même.