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PARIS 7e - Le Bon Marché

Paris le 21 juin 1876

Chère bonne maman,

 

Me voici enfin parisienne à 21 ans et vendeuse au Bon Marché au rayon corsets. Le magasin a été considérablement agrandit, Monsieur et Madame Boucicaut ont embauché beaucoup de personnel, il parait que nous serions 1788 aussi bien hommes que femmes. Cela me change beaucoup de ma vie douillette près de vous dans notre beau village de Merlines. Je découvre une nouvelle vie et je suis très curieuse de ce grand Paris que j’ose visiter le dimanche avec une de mes collègues Clémence.

 

 

Le magasin principal est immense, il donne sur la rue de Sèvres et la rue du Bac. D’ailleurs c’est un chantier permanent car les autres bâtiments sont en cours de construction ou de réaménagement. On peut aller d’un magasin à l’autre par une galerie souterraine. Le magasin principal ou je suis à de larges baies à tous les étages pour la lumière du jour, les halls sont aussi vitrés et des grands lustres au gaz donnent le soir  l’impression que la lumière du jour est toujours là.

 

 
 

Au-dessus, escalier rue de Sèvres, en-dessous escalier rue du Bac.

 

Deux grands escaliers se font face dont l’un donne accès au salon de lecture. Les clients peuvent lire les journaux et même faire leur correspondance en attendant madame. Il y a aussi des expositions ou des peintres et des sculpteurs montrent leurs œuvres au public. C’est la première fois que je vois de véritables peintures et j'aime beaucoup.

Dans un autre immeuble de la rue du Bac on y trouve le service des échantillons et de la réclame, et en grand nombre des réserves de marchandises diverses. La "réclame" c'est ce qui fait, paraît-il, la force du Bon Marché, c'est tout nouveau de vanter des marchandises par des catalogues ou des "prospectus" comme on dit et c'est très vendeur.

 

 

Il y a aussi des écuries pas très loin. On livre les achats à domicile. Les voitures sont bien connues des parisiens car elles portent toutes l’enseigne du magasin. Dans une rue adjacente se trouvent d’immenses ateliers de tapisseries mais aussi d’ameublement de literie et de tapis qui occupent un nombre incroyable d’ouvriers. Au Bon Marché tout ce qui est vendu est fabriqué sur place dans ces nombreux ateliers environnants.

 

 

 

Dans le magasin principal, c'est sur trois étages, un pour les femmes, l'autre pour les enfants et le troisième pour les hommes. Beaucoup de comptoirs avec chacun leur spécialité, la confection dame, ce sont des habits déjà faits dans des tailles différentes, on y trouve des robes, des manteaux de velours, des paletots, des sorties de bal. Ensuite ce sont les pièces de soie, les foulards, les corsets, mais aussi des jupons et des sous-jupes dans toutes sortes de tissus légers. Incroyable, il y a même des cabines pour essayer avant d'acheter ! Mais aussi chaque article porte son prix épinglé. Il y a aussi tout ce qu'il faut pour habiller les hommes de la tête aux pieds, pantalons, jaquettes, chemises, chapeaux, vêtements de chasse mais aussi d'équitation et j'en oublie !

 

 

 



 

Les enfants ne sont pas oubliés et c'est une succession de comptoirs qui leurs sont dédiés, sans mélanger les garçons et les filles. On a enfin trouvé le moyen de les habiller comme des enfants qu'ils sont avec une mode adaptée à leur corps et non pas des copies de vêtements d'adultes.




Il y a deux sous-sols, dans le premier on y reçoit les marchandises, on y entrepose, ce sont des réserves, le deuxième est occupé par les caves, les calorifères, ce qui sert à chauffer les étages. On y vend aussi des meubles, on l’appelle l’Annexe.  Des meubles de style mais aussi des mobiliers plus simple. Tout cela est encore fabriqué dans les ateliers tout proches.

J’adore cet endroit car c’est aménagé comme une maison avec chaque pièce meublée comme il se doit.  On y trouve des salon, salles à manger, des chambres, des cabinets de toilette mais aussi des boudoirs ! Dans cette Annexe on y trouve aussi les rideaux, les tapis, le linge de maison, les meubles de jardin et j’en oublie !

 

 

 

Moi et mes collègues  venant de province nous avons nos chambres au dernier étage, pas bien grandes bien sûr mais c'est mieux qu'un dortoir comme chez la concurrence. Les cabinets sont à l'étage et nous avons même une baignoire dans une pièce spéciale, mais on ne peut l'utiliser que le dimanche aussi je vous dis pas la bagarre pour être dans les premières ! Nous sommes nourris matin et soir et cela fait quelques repas, la salle à manger principale est immense, on dit qu’elle a 80 fenêtres, elle est réservée aux employés hommes, nous avons la nôtre réservée spécialement aux dames et jeunes filles. Les calicots ont aussi la leur. Vous rendez-vous compte Bonne-maman que 5500 repas sont servis chaque jour !

Il y a bien sûr des vendeuses et des vendeurs mais aussi des calicots. Ce sont des commis-vendeurs, on les trouve surtout au rayon confection. Ils veillent à ce que les articles achetés soient bien acheminés à leur destinataire mais aussi ils aident dans les réserves à la manutention des arrivages. 

 


 

J’ai une grande chance d’avoir été nommée vendeuse n’ayant aucune expérience dans ce domaine mais ma bonne éducation a fait le reste et surtout la recommandation de mon parrain. Concernant le salaire il n'est pas bien gros mais on a ce que l’on appelle une guelte c’est une commission sur nos ventes, aussi dans mon rayon la guerre est rude entre les vendeuses plus anciennes et moi la petite nouvelle, mais mon tempérament de paysanne a su y faire.

 


Madame Boucicaut nous a fait visiter en personne le magasin et nous en a  fait un petit historique. Moi qui pensait que le magasin était récent je me suis trompée. Je vais vous rapporter brièvement ce que Madame Boucicaut nous a raconté.

 


 

En 1834, il existe rue du Bac, Le Petit Saint-Thomas, le propriétaire est un certain Simon Mannoury normand de son état, le pionnier des  créateurs de grands magasins parisiens. Les prix sont bas, le tissu est vendu au mètre, de la fine percaline pour les jupons, du basin pour robes (mélange de lin et de coton), des indiennes colorées pour des corsages et du bouracan pour des manteaux. Des draps, des matelas et des parapluies viennent compléter la marchandise. C'est un peu et beaucoup le désordre, un genre d'entrepôt sans aucun arangement.

Les prix sont affichés, on peut aussi expédier les commandes. Il y est aussi organisé des expositions temporaires de jouets, de livres et aussi d’arrivage d’étoffes nouvelles sans oublier des soldes. Un certain Aristide Boucicaut y fait merveille parmi le personnel. Il est chef de rayon des châles. Il a gravit très vite les échelons depuis son entrée comme vendeur. Il a épousé en 1836 Marguerite Guérin qui tient un petit “bouillon-crémerie" pas très loin du magasin et tout naturellement c’est là qu’Aristide y vient déjeuner tous les jours. L’association de la belle crémière et du chef de rayon a de beaux jours devant elle.

Les années passent entre les châles et la crémerie jusqu’en 1848 ou stupeur, Simon Mannoury  ferme le magasin. pour rejoindre les vertes prairies de sa Normandie natale. Le personnel doit aller voir ailleurs vite fait, pas d’assedic ni de pôle emploi !


 

Aristide va frapper à la porte d’un magasin rue du Bac à l’enseigne du “Bon marché Videau”, Paul Videau  a créé il  y a quelques années cette mercerie dotée de quatre rayons et employant une douzaine de vendeurs. Aristide est vite engagé et même devient rapidement associé dans l’affaire. Le chiffre grimpe vite, Boucicaut à des idées avant-gardistes qui ne plaisent pas toujours et le patron est souvent horrifié par les innovations d’Aristide. 

Qu’à cela ne tienne, rien ne fait peur à Boucicaut qui va demander à un certain Maillard, devenu millionnaire à New York un million et demi de francs pour racheter la boutique et continuer sa révolution commerciale.

 


 

Enfin, Boucicaut seul maître à bord, va entreprendre une grande aventure économique et sociale durant ce grand boom économique qu’est le Second Empire. Il va tout d’abord faire construire pas très loin le premier grand magasin  et c’est l’architecte Louis Boileau qui est chargé d’en dessiné les plans et plus tard l’ingénieur Gustave Eiffel concevra l’armature en fer pour donner à l’ensemble de larges baies vitrées afin d'y faire entrer la lumière du jour le plus possible. 

Aristide à de la suite dans les idées si l’on peut dire comme cela. Il sait, que cette clientèle féminine va être une manne d’or. Mais d’abord il faut l’attirer dans le temple de la consommation. Toutes ces femmes pour la plupart ne sortent jamais seules et pour les faire entrer il va multiplier les innovations comme l’entrée libre et les affichages des prix.

 



Ainsi va bvoir le jour, le célébre "mois du blanc” (en janvier alors que le magasin est vide ainsi que les bourses, Boucicaut à l’idée géniale de sortir les stocks de blanc et de les brader). Ce sera aussi pour Noël l’exposition de jouets  que l’on ne voit nulle part. La marchandise peut être reprise ou échangée et elle est aussi vendue par correspondance en France mais aussi à l’étranger sans oublier nos colonies, ce qui va permettre le développement du chemin de fer. Grande première, des toilettes pour femmes et aussi des salons de lecture pour les maris en attente.

 


 

Des comptoirs sans fin ou la marchandise est mise en scène afin que ces belles dames puissent toucher le produit, on sait depuis que le fait d’avoir “touché” est le premier pas vers sa vente.

Voilà ma chère bonne maman l’histoire fabuleuse de ce grand magasin dans cette ville bien noire et pas toujours gaie. Je suis une jeune débutante qui ne connaît pas grand chose. Heureusement que Clémence qui a 10 ans de plus que moi et 8 ans d’ancienneté m’a ouvert les yeux et enlevé pas mal d’illusions.

 

  
Uniforme de vendeuse.

C’est vrai que nos patrons s’intéressent beaucoup à leur personnel, le magasin ferme le dimanche alors que d'autres sont ouverts, nous avons l'été, 8 jours de congés payés. L'avancement dans la hiérarchie non pas au nombre d’années mais au mérite, mais aussi des cours du soir pour des promotions de carrière ou je vais très régulièrement, je compte bien être chef de rayon dans quelques années.

Hélas tout cela a un revers de médaille. Les salaires sont très bas, c'est pour cela que l'ambiance est rude avec les fameuses gueltes. Sans oublier  l’interdiction au personnel de revendiquer quoi que ce soit !

 


 

Nous avons aussi un uniforme constitué de deux robes noires, une pour l'hiver et l'autre pour l'été. Elles doivent toujours être impeccables, sans tâches et pas déchirées, attention à l'ourlet décousu, on a un rappel à l'ordre. Sans oublier les chaussures noires qui doivent être cirées tous les jours, elles, c'est avec notre salaire que nous les achetons dans le magasin, on a droit à un rabais ! Et de plus nous devons nettoyer après la fermeture le rayon ou nous travaillons. Les journées sont longues de 7h du matin à 9h du soir. Mais malgré cela je suis heureuse de vivre à Paris.

Avec Clémence, le dimanche, nous allons à pied le long de la Seine jusqu'au Boul'Mich, c'est le quartier des étudiants avec cette fameuse Sorbonne. Le magnifique jardin du Luxembourg est tout près et cela fait du bien de marcher dans ses allées bien fleuries. Avec Clémence nous allons aussi danser au Moulin de la Galette, l'ambiance et très gaie et je n'ai jamais vu autant de monde, des danses inconnues mais je m'adapte !

 


 

Voilà ma bonne maman ma vie parisienne, je pense beaucoup à vous et à notre beau village. L'été prochain je viendrai en vacances vous rendre visite et nous aurons beaucoup de choses à nous dire.

Recevez toute l'affection de votre petite-fille Hanna.

 


09/06/2013
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