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PARIS 6e - Le café Laurent

Au café Laurent on y apprête un café
d'une telle manière qu'il donne de l'esprit
à ceux qui en prennent.

 

C'est Montesquieu qui le dit ! Que de cafés ont été bus au Café Laurent, d'ailleurs ils y accourent tous ces auteurs de l'Encyclopédie et du siècle des Lumières avec leurs copains pour y boire ce nouveau breuvage qu'ils dénomment "l'eau de café".
L'établissement a vu le jour en 1690 par un certain François Laurent qui décède en 1694, peut-être d'avoir trop bu du divin breuvage !.

 

18thCenturyCafe.jpg Un café au 17e siècle.

 

Sa veuve lui succède et il devient rapidement le Café de la veuve Laurent. Outre les philosophes, la clientèle est assez hétéroclite, des écrivains et des jeunes gens fous de poésie déclament à tue-tête leurs quatrains, d’autres jouent aux dames et d’autres qui aimeraient jouer avec de vraies dames. Il est fréquenté aussi par J.-J. Rousseau qui compose à une table son premier livre "Le Caffé". Voltaire habitué assidu des lieux, mauvaise langue comme c'est pas possible  dit de son confrère “cette petite pièce d’un jeune homme sans expérience, ni du monde, ni des lettres, ni du théâtre semble n’annoncer aucun génie” ! le temps prouvera qu'il s'est bigrement trompé !

 

 

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Voltaire et ses potes.

 

Les échanges sont parfois violents, la veuve Laurent au milieu de tout ces énergumènes vociférants des imprécations pas très catholiques essaye parfois d’y mettre du calme de sa voix fluette. Ainsi le Café de la veuve Laurent devient le premier café littéraire comme plus tard son voisin Le Procope. Le lieu n’est guère plus vaste que celui de l'époque du Tabou et tout aussi enfumé, quelques tables, deux ou trois miroirs, de beaux lustres au plafond et des chaises pas tout à fait bancales. On a l’habitude aussi d’y échanger et de lire les pamphlets ou libelles de l'époque.

 

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Vendeuse ambulante de libelles et un exemplaire.

 

Les libelles sont un peu nos journaux satiriques et les habitués de la veuve Laurent ne s'en privent pas, d'ailleurs nombreux en sont les auteurs à commencer par Voltaire qui à ce jeu là excelle. Tant et si bien que ladite veuve outrée des diffamations écrites dans son établissement prie ce beau monde d'aller voir ailleurs. Philosophes, écrivains et autres s'empressent d'aller rejoindre le Procope tout près ou le café Gradot près du Pont Neuf qui n’accepte pas et c’est tant mieux, la gente féminine caquetante et frivole. Tous les cafés ne sont pas mixtes et la plupart sont interdits aux femmes. Fin du café littéraire de la veuve Laurent ! L’histoire ne nous dit pas ce que la veuve Laurent est devenue après le départ de ses célèbres clients !

 

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Les instruments pour le café.

 

Les cafés dans le Paris de cette époque sont relativement récents. Au tout début de l’histoire du café en France, un certain Soleiman genre ambassadeur ottoman en visite chez Louis un certain 14 amène dans sa valise diplomatique les fèves pour l’élaboration du divin breuvage, étant lui-même grand consommateur. L'alcool est interdit dans les pays du proche orient alors on se rabat sur cette liqueur pour procurer quelques étourdissements. C’est carrément le délire, surtout chez ces dames car le breuvage est servi par de beaux mecs black de black super bien sapés et servis dans des petites tasses en porcelaine du Japon agrémenté d’un morceau de sucre pour atténuer l’amertume, on peut l’appeler “liqueur” tellement le breuvage est épais et odorant.

La cour en raffole et ce beau monde joue au téléphone arabe, vite se propage dans le Paname des aristots l’arrivée d’une liqueur si puissante qu’elle vous monte à la tête, vous agite le palpitant et vous met pratiquement en transe !

 

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Après le départ de Soleiman, ce sont les arméniens qui seront chargés de transbahuter les balots de fèves jusqu'à la capitale. Le produit est cher et n’est démocratisé que bien des années plus tard. Avec le temps, les arméniens vont proposer la liqueur dans la rue, dans des petites tasses et ce sera le début du succès que l’on connait ! On ne boit plus du vin mais du café ! Le premier qui ouvre boutique pour y consommer la liqueur mais aussi vendre tabac et pipes c’est évidemment un arménien, d’autres vont suivre et c’est ainsi que sont nés les fameux cafés lesquels au départ sont d’affreux bouges comme ceux que l’on trouve à Constantinople sombres et enfumés. 

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 Un vendeur ambulant.

 Les années passent, la veuve Laurent est partit sous d'autres cieux mais son nom est resté comme enseigne. Les patrons se succèdent et le Café Laurent voit défiler les révolutions et les guerres. Il vit sa vie cahin-caha non plus de café littéraire mais d'un bon bistrot de quartier. Le matin on y prend son p’tit noir vite fait avant d'aller bosser, à midi c'est le ballon de blanc sur le zinc que l'on s'envoie cul sec pour tenir la journée et puis le soir à la sortie du turbin on se renfile un demi ou une momie, certains s'essaient à l'ancêtre du pastis et ainsi va la vie ! Les discussions philosophiques ont fait place aux résultats sportifs et aux critiques acerbes sur les gouvernements successifs et les fameux "Le cabinet est tombé" procurent d'innombrables prises de bec ! La 5e République n'a pas encore vu le jour ! 

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Cafés au début du 20e siècle.

 

La guerre, la deuxième, Paris occuppé. Les loups entrent dans la ville mais laissent tranquille notre café Laurent, pas assez chic et puis pas chiche en boissons avec un ersatz de café, une eau teintée de chicorée et autres allez savoir ! Il est bien loin le breuvage qui donne de l’esprit !

 

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La rue Dauphine avec à droite le Café Laurent à l'angle de la rue Christine.

En 1947, la guerre et l'occupation sont loin, on a envie de s'amuser plus que tout, le quartier bouge et voit arriver de nouveaux habitants, un nouveau mode de vie s'installe apporté par les intellos, musiciens, artistes en tout genres qui vivent dorénavant aux alentours du bistrot. Et puis un nouveau style dans la jeunesse, on les appelle les zazous, ils sont partout !  

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Bingo, le Café Laurent est à vendre et un couple de toulousains, les Guyonnet, le rachète et s'empresse de servir outre le café des alcools inconnus venus d'outre-Atlantique comme on dit. La cave au sous-sol est ouverte, un peu plus grande que le minuscule troquet du rez-de-chaussée, à une nouvelle clientèle qui traine dans le quartier. A leur demande le couple fait l’acquisition d’un pick-up pour que les "nouveaux" écoutent leur musique de “sauvage” à laquelle les deux toulousains ne pigent rien.

Cette faune bigarrée et joyeuse se retrouve aussi dans un autre bar rue Jacob, le Bar Vert, le patron s'appelle André Leduc et son bistrot est ouvert toute la nuit grâce à une autorisation du fait de sa proximité avec des messageries toutes proches et dont le personnel travaille jusqu'à l'aube ! c'est la grande nouveauté et le début des bars de nuit !. Le Café Laurent fait concurrence, on y va on y revient, on va au Bar Vert ou on peut y passer une partie de la nuit. Les voisins des Guyonnet se plaignent des allées et venues, la police s'en mêle. Fermeture.

 

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 L'orchestre de Claude Luter et l'escalier du caveau.

 

J'ouvre la parenthèse pour une information capitale dans le contexte de l'époque germanopratine.

Il existe pas très loin du Café Laurent et du Bar vert, en 1946, Le caveau des Lorientais fameux club de jazz situé rue des Carmes dans le 5e, dans les caves d'un hôtel qui existe toujours. C'est là que l'on danse le be-bop, ancêtre du rock'n'roll, un mélange de swingue et de booggie avec des figures acrobatiques à vous faire tourner la tête !

  

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Les Lorientais font le buzz comme on pourrait dire maintenant. Ouvert de 20h à minuit c'est un drôle d'endroit, un peu une annexe bretonne sans les galettes et le cidre animé par le couple concurrent du café Laurent, les Pérodot arrivé tout droit de Lorient. Ici on swingue dur et les zazous y accourent car la formation de Claude Luter fait un tabac avec le jazz new orleans ! Au Lorientais on trouve déjà les mêmes qui vont faire les beaux jours du Tabou et plus tard du Club Saint-Germain, un savant mélange de jeunes zazous, d'intellos, déjà Juliette Gréco et sa copine Anne-Marie y font des virées, de cinéastes et d'écrivains, de jolies pin-up en mal de notoriété mais aussi de sacrés musiciens avec un Boris Vian qui fait le bœuf de temps en temps.

D'ailleurs "Rendez-vous de Juillet" le film de Becker y est tourné car le cinéaste y a sa table. Le caveau ferme en 1948 pour cause de sécurité! La clientèle dépitée va donc émigrer dans le 6e rue Dauphine pour prendre ses quartiers d’abord au Bar vert et de là au Tabou.

Je referme la parenthèse et on continue l'histoire. 

 

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Donc, le Café Laurent fermé, Leduc profite de l'occasion et le rachète pour sa clientèle hétéroclite. Le café devient vite un endroit célèbre. Flairant la bonne affaire, Leduc lui donne un nouveau nom "Tabou". Musique oblige il agrandit la cave, les deux muses du quartier Juliette Gréco et sa copine Anne-Marie Cazalis qu'on a vu traîner au Lorientais et aussi au Bar vert donnent un coup de main pour la déco, quelques masques africains, une estrade et une poignée de tables, le décor est planté, les Guyonnent sont retournés à Toulouse vivre des jours plus peinards.

 

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Une affiche et Boris et ses frères au Tabou dans le célèbre tunnel.

 

En 1948, le pick-up ne suffit plus et Leduc enrôle Boris Vian et ses frères pour créer un véritable orchestre. Je suis swingue, on swingue, on se déchaîne à tout va au be-bop comme on l’ai fait au Lorientais dans la cave, mais il n’y a pas que le be-bop, les poètes sont aussi de la partie, Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis les muses, déclament des textes de Prévert et Queneau entre deux sets. C'est l'âge d'or de l'existentialisme, pas tout à fait celui de Sartre, se frottant aux zazoux mais tout le monde y trouve son compte.

 

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 Le Tabou chichement éclairé et Boris en grande discussion existentialiste avec le couple Sartre-Beauvoir.

 

Les clubs de jazz foisonnent sur la rive gauche, les Trois Mailletz, le Montana, le Vieux Colombier, le club Caméléon et tant d'autres disparus depuis belle lurette ! Le jazz a un succès fou, et dans la cave appelée "le tunnel" les musiciens de l'orchestre de Lionel Hampton, Lester Young, Cliffort Brown et même Sacha Distel apparaissent régulièrement. Le quartier n'aime pas trop cette musique de sauvages et ces extravagants qui méprisent les bonnes règles, s'habillent avec de drôles de fringues et ont toujours un parapluie sous le bras.

 

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Mais le Tabou reste incontestablement "L'endroit ou il faut être vu" et voit défiler toutes les peoples de l'époque, évidemment les couples soit disant inséparables de Beauvoir-Sartre, Montand-Signoret, Miles Davis l'amoureux de Juliette, Gaston Gallimard et bien d'autres se mélangeant aux mannequins, photographes mais aussi aux inconnus venus des quatre coins de Paname ! C’est souvent très chaud et les pin-ups sont souvent plus que légèrement vêtues ! On élit aussi une "Miss Tabou" en tenue d'effeuilleuse et on créé même le prix littéraire du Tabou décerné par les éditions Scorpion chaque 31 décembre à midi présidé par Raymond Queneau !

 

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Succès oblige, en dehors du Tabou, les musiciens français reprennent le swing à leur sauce et Johnny Hess l'ex chanteur du duo avec Trenet se met à son compte et fait genre grande formation américaine. Il est la vedette incontestée avec des succès oubliés et inoubliables mais il restera le "Je suis swing" de la génération zazou !

 

 

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Boris Vian et Juliette Gréco et petit guide pour pas se perdre.

 

Presque deux ans de succès fou mais catastrophe, Le Club saint Germain rue saint Benoît pas loin du Flore et des Deux Mags vient d’ouvrir sa cave, Boris et sa clique y accourt à la demande des proprios et vont ainsi faire de nouvelles belles nuits. Les habitués les suivent  au Club saint Germain les zazoux n'ont pas le ticket d'entrée jugés trop excentriques et dévergondés par les patrons!

 

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Lester Young dit le "Pres" et Clifford Brown.

 

Les années passent, les “nouveaux” habitants se sont assagit, les existentialistes ont déserté le quartier et les zazous sont parti ailleurs chercher une autre crémerie. Les vieux du quartier se sont laissé apprivoisé. Malgré tout le Tabou reste le rendez-vous des amoureux du jazz, on y voit le Prés avec son divin sax, Clifford Brown et sa somptueuse trompette, on y fait toujours la fête et les samedis soirs sont toujours chauds. On y danse non plus le be-bop mais le rock-n’roll. L'élection de la miss et le prix du Tabou sont enterrés et les yé-yés vont pas tarder à débarquer !

 

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Dans les années 60 je l'ai bien connu en perpétrant la tradition. En passant, une anecdote ; le samedi soir la rue était très animée par les allées-venues bruyantes, excédé par le tapage un habitant ou une habitante nous avait balancé son pot de chambre sur nos têtes (eh oui à cette époque les wc étaient souvent sur le palier). L'incident n'était pas nouveau ! Suivirent des années d'oubli, le Tabou ne fait plus les beaux jours et ferme définitivement dans les années 80!

 

 

 

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Jouxtant le Tabou, un petit hôtel garni et dégarni qui est déjà là au 17e siècle, Le grand hôtel d'Aubusson, Simone de Beauvoir y loge aux belles heures du Tabou, change de proprio et le nouveau voit grand. On rachète l’immeuble d'à côté et le tout va se faire relifter en un hôtel luxueux et prestigieux à la superbe cour intérieure. La cave mythique du Tabou devient la salle des petits-déjeuners. Exit le Tabou !

 

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Sage décision, le Café Laurent renaît de ses cendres et pratiquement au même endroit à l’angle de la rue Christine. Flavien le barman de La Villa, autre club de jazz rue Jacob mais fermé pour cause de tapage nocturne devient le maître des lieux du nouveau Café Laurent. L'endroit revit un peu de son lustre d'antan en plus civilisé et plus cosy.

C'est un lieu que j'affectionne beaucoup, un endroit très agréable, confortable et qui perpétue la tradition du jazz avec des petites formations talentueuses de trios ou de quartets.

La folie du Tabou fait partie de la nostalgie, l'insouciance de l'époque s'est envolée et le be-bop ne se danse plus !

On y boit plus "l'eau de café" mais un très bon choix de cocktails aide à passer une excellente soirée.

Le Tabou n'est plus tabou et le Café Laurent revit à nouveau, la veuve parfois y traîne son fantôme et s'essaie aux nouvelles boissons bien plus délirantes que l'eau de café !

 

 

33, rue Dauphine, 75006 Paris

 

 

   

 



 

 

 



25/01/2015
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